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Les lampades

Pour moi, l'élégance, le raffinement c'est juste un réverbère aux formes épurées, longiligne, posé sur l'asphalte, qui illumine le soir. On passe devant, on s’y arrête souvent. Parfois pour uriner. Puis on repart. La vessie apaisée. Sans remarquer sa singulière esthétique. Ce que j’aime généralement chez les lampadaires ? Leur classe. Leur silence. Leur humilité, cette façon qu’ils ont d’éclairer notre route sans se la ramener. Cela fait deux ans que j’ai jeté mon dévolu sur l’un deux. Sur mon astre, ce phare éclairant le monde ténébreux que je rejoins au crépuscule. La dernière fois, j’ai serré dans mes bras le corps en fonte d’aluminium de ma nymphe chtonienne. J’aurais du épouser un lampadaire. Mais on m’aurait traité de fou. Les gens n’apprécient pas à sa juste valeur la beauté sensuelle du métal. Tandis que moi, les soirs d’hiver, je me délecte de la troublante froideur de ce corps, aussi froid que celui d’un cadavre reposant à la morgue. La nuit, après manger, je me promène, ou plutôt je me sors comme si j’étais mon propre animal de compagnie. C’est cela la solitude ; et je marche jusqu’à lui. On parle ensemble, parfois pendant des heures. Je sais que le lendemain, il restera au même endroit, à m’attendre. J’aime bien que quelque chose m’attende quelque part, cela rompt la monotonie de ma ronde de nuit monochrome. Aujourd’hui, je suis au pied de mon astre depuis trente minutes, pas très rassuré, je sais que les nuits sans lune, sur les quais, sont dangereuses. J’attends. Avec cette même appréhension, qui ne me quitte plus depuis deux ans. Appréhension causée par un souvenir. Souvenir du soir où les éclairages publics sont tombés en panne. Dans les rares instants où l’artificiel disparaît, l’obscurité rend les nuits noires redoutables, mordantes, comme si la nature reprenait le droit à ne plus respecter les règles que nous lui imposions. J’ai un mauvais pressentiment. Trois jeunes hommes rôdent à quelques pas de moi. Les jeunes, je les reconnais au premier coup d’œil, à leur dégaine, ils habitent dans des corps beaucoup trop grands pour eux. D’habitude, ici, il n’y a personne. Les gens ne font que passer au loin, pressés, pour rejoindre la station de tramway, à quelques minutes. Diala me disait souvent, quand elle les regardait passer, que les gens qui sortaient des tramways avaient toujours l’air hagard des vieilles locomotives ayant déraillé. J’aimais la voir sourire. Où je veille chaque nuit, on ne fait que passer pour rejoindre le pont. Ce n’est pas assez sombre pour les gens qui souhaitent se cacher. Se cacher pour faire des conneries, sans être dénoncé par les éclairages publics. Ils se rapprochent, les trois. Ils m’intriguent. J’ai juste le temps de me cacher derrière le mur d’un des hangars, abandonnant momentanément mon poteau. Ils se sont rapprochés de l’eau. Une explosion de verre. Plus de lumière. Voilà que ça recommence. L’obscurité totale. Maintenant que la nuit enrobe chaque trottoir, chaque morceau d’asphalte, je sais que tout peut arriver. L’imprévu vient de me rejoindre. Je ne me sens pas très glorieux. Ma lâcheté, je l’exècre, elle me fait peur. Mais pas autant que la mort. Je me fige. Ils s’agitent à quelques mètres de moi. J’entends un bruit de bagarre. Un corps tombe dans le canal. Un corps à trente-sept degrés, qui va se refroidir, devenir aussi froid, j’imagine, que le métal des éclairages publics en ce mois de novembre. J’attends qu’ils détalent, avant de courir sur les lieux du crime. Mais je sais qu’il est trop tard. Ca sent le cadavre. J’aurais du intervenir. Je cours dans la direction du bruit. Je sais ce qui est arrivé. Je cours. J’aurais du les en empêcher. Des morceaux de verre crissent sous mes semelles de Rangers. Ils viennent de casser le globe de ma nymphe, briser l’ampoule. Pour cacher les crimes. Les nuits sans lumière sont maudites. Ce sont les Lampades qui me l’ont dit. Aujourd’hui, j’ai changé de lieu, escaladé les grilles du parc, fermé la nuit aux visiteurs. Car à l’endroit où je me promène d’habitude, il y a tout un tas de flics. Je les ai vus, de loin. On leur a sans doute parlé d’un type bizarre qui traînait chaque nuit dans le coin, sur les quais. Le type bizarre, c’est moi. Celui qui jette des pierres aux chiens dès qu’ils viennent lever la patte sur les lampadaires. La dernière fois, un passant a voulu lui aussi, pisser dessus, comme un de ces clébards. Pendant qu’il déboutonnait son pantalon, je me suis posté en face de lui, de l’autre côté du corps en fonte d’aluminium. Sans bruit. Puis je me suis râclé la gorge, pour qu’il relève la tête. Pour qu’il me voit sourire. Il a eu peur. De sa bouche est sorti un bruit incertain. Il est reparti la braguette ouverte. Lâchant quelques gouttes sur son pantalon. L’envie coupée. Tu vois, il me semble totalement inutile de rappeler au quidam qu’il est interdit d’uriner sur la voie publique. Il suffit de le regarder en train de se déboutonner, lui signifier ta présence par un bruit inhabituel, le fixer silencieusement avec un sourire sur les lèvres. Ca le fait détaler. Ca le « dévirilise », comme aurait dit Diala. Et moi ça m’amuse, ça rompt la monotonie de l’asphalte que mes yeux regrettent un peu. Et puis, ça évite la puanteur des flaques d’urine qui restent là, attendant que le soleil se lève pour s’évaporer, guettant la pluie pour être emportées le long des caniveaux, imbibant les déchets informes coulant le long des rigoles. Je déteste la puanteur des humains. Je n’ai pas l’habitude de ce parc et des arbres qui l’habitent. Il y a trop de présences. Je les entends, ils poussent peut-être sans bruit tous ces végétaux. Mais ils poussent. Ils respirent silencieusement. Ils ressemblent aux autres êtres humains. J’appréhende le jour où les arbres nous éclaireront de manière naturelle. A cause de généticiens qui ont réussi à introduire un putain de gène de luciole, dans leurs cellules. Pour qu’ils fassent de la lumière. Ce jour là, les lampadaires deviendront une espèce en voie d’extinction. Mais moi, je veux garder les éclairages publics, et ne pas être éclairé par des ersatz modifiés, des ersatz qui nous ressemblent trop. Car trop adaptables. Comme nous. Je me méfie des arbres. Là-bas, sur les quais, je sais qu’ils me recherchent. Moi, le veilleur insomniaque. Pour que je témoigne. Ils voudraient peut-être que je leur parle de ce que j’ai vu. Moi, il y a deux choses qui me terrorisent : les paroles des flics et le contact avec les autres. Il n’y a que les étrangers que je tolère. D’ailleurs, j’ai toujours aimé les étrangers. Par goût. Pas pour défendre une cause, non, je ne suis pas assez noble pour défendre une cause, mais parce que chez moi, dans le village dans lequel j’ai grandi, il y avait trop de consanguinité. J’ai toujours aimé les étrangers à cause de la loi du sang. J’ai failli avoir un enfant avec Diala, me marier même. Inscrire mon ADN dans leur lignée. Tout se passait bien. Jusqu’à ce que ses frères me disent que je faisais partie de la famille. Et je n’aime pas les clans. Tu peux me dire tout ce que tu veux, mais dès que tu me dis : « tu es des nôtres », je me fige. Cela m’empêche de réfléchir. Et d’abord, pourquoi je serais devenu un des leurs ? Parce que je m’accouplais avec leur sœur ? En acceptant cette alliance, j’aurais été ligoté, empêché de réflexion, de paroles. Parce qu’il y a trop de règles dans les clans. C’est comme dans les partis politiques. Tu sais bien que le type le plus pourri peut être protégé très longtemps. Simplement parce qu’il fait partie du groupe. Putain de clans. Les jeunes d’hier soir. Je sais qui c’est. Ceux qui ont fait le coup. Des jeunes de bonne famille. Du clan des promoteurs immobiliers. En ville, il y a toujours eu des jeunes pour faire des conneries. Ceux qui ont tout le confort et qui s’ennuient. Ceux qui n’ont rien. Ceux qui ont peur du vide de leur vie. Ceux qui se croient immortels et ceux qui se sentent déjà morts. Parfois, je les vois lancer leurs voitures à fond sur les boulevards, ils veulent des sensations fortes, de la vie, de l’excès... Rien ne peut les arrêter, à part l’obstacle, l’obstacle qu’ils vont percuter... Quand je repense à ce pauvre homme. Pauvre gars. J’ai eu de la peine pour le vieux, tu sais, un étranger, qui ne connaissait pas encore les règles du quartier. Qui croyait que traverser sur un passage clouté le protègerait. « Et paf... le vieux... », comme tu aurais dit Diala. D’un autre côté, il faut dire qu’on ne leur a pas appris, aux jeunes, à aimer les lampadaires. A aimer la parfaite beauté froide du béton. L’ambiance mortelle. Mais je sais qu’en grandissant le ciment scellera peu à peu le cœur de ceux qui se sont faits chiens. J’ai réfléchi. Et cette nuit, j’ai trouvé mon endroit. En attendant que la police arrête ses rondes sur les quais. Je reste des heures devant la fenêtre d’un des tueurs. Il m’a volé ma lumière, normal que je lui vole un peu de la sienne, non ? Et puis, je sais que je le stresse. Il n’a pas la conscience tranquille le tueur. Il vient de découvrir que le meurtre laissait des taches noires sur la conscience. Des empreintes à l’encre de Chine dans la mémoire. Nerveusement, il soulève le rideau de sa fenêtre, inquiet. Il ne peut pas me voir, mais il sent ma présence. C’est assez jubilatoire de le guetter ainsi. Lui, le meurtrier. Il ne sait pas que, dans quelques jours, il retrouvera enfin le sommeil grâce à moi. Je suis prêt à le dénoncer. Et dans quelques années, il me remerciera d’avoir apaisé sa conscience. J’en suis certain. Les trois ont laissé un indice sur les lieux du crime. Il ne peut pas le savoir. Demain j’irai voir les flics. Ceux qui me recherchent. J’ai réfléchi. On ne peut pas laisser un crime impuni. Les hangars me manquent. Demain, j’irai c’est certain. Diala me manque. Diala, le jour où je suis parti, était enceinte de moi. Je ne voulais pas me marier, alors je suis parti. Je n’ai pas pu l’épouser. A cause de son clan. Demain, j’irai dénoncer le gamin. Le soir du crime, j’ai trouvé un téléphone portable, par terre. Un portable à carte. Le mobile du crime. Dans cette ville, on s’écrit, on se parle, on se console à coups de textos. On se menace à coups de textos aussi. C’est moins bruyant de taper sur un clavier, quand on se dispute avec l’autre. Les menaces de mort par textos ne laissent aucune trace dans l’air, aucun son, ici, il n'y a que les vibrations du tramway. Mais elles laissent des preuves écrites, des phrases indélébiles. La victime a laissé tomber ce portable au pied du lampadaire. Un hasard pour eux. Un signe pour moi. Comme un rendez-vous auquel je dois me rendre. La victime sauvegardait tous les messages reçus de la part de ses agresseurs. Il n’a pas fini dans la Garonne, le téléphone. Contrairement à son propriétaire. Ils sont malins les petits. Profiter de cette vague de corps qu’on retrouve noyés dans le fleuve, pour maquiller leur crime en accident. Mais pas assez malins pour penser au téléphone. Tout le monde a un portable maintenant. Donc pas assez brillants. Je suis allé le donner à la police. Le flic m’a demandé pourquoi j’avais attendu. J’ai bafouillé que je n’avais pas osé fouiller dans le portable, qu’il était verrouillé, que j’avais longtemps cherché le code de déverrouillage. Il m’a demandé quel était ce code. J’ai répondu : « 0000 », je ne sais pas s’il m’a cru... Il m’a dit que j’avais fait mon devoir de citoyen. On paye toujours pour les crimes que l’on commet. En partant, j’ai simplement posé la question : — Commissaire, maintenant que vous avez le coupable, vous pensez qu’ils vont bientôt réparer la lumière sur les quais ? Il a haussé les épaules en me disant que c’était pas son boulot. Il a décroché le téléphone pour appeler un de ses collègues. Puis, s’est ravisé. Il m’a fixé longuement. Son regard m’a dérangé. A tel point que mes yeux se sont chargés d’humidité. Son visage s’est tendu vers moi. Nous étions toujours assis l’un en face de l’autre. Doucement, il m’a dit : — J’ai mis du temps à vous reconnaître, Monsieur Lesjean, vous avez tellement changé... je voulais encore vous présenter toutes mes condoléances, pour la mort de votre petite amie, Diala, je crois ? D’autant que je sais que vous alliez être père... Il a marqué une pause, j’ai senti presque de la tendresse dans son timbre : — Vous savez, je ne sais pas s’il est bon pour vous de revenir sur les quais, enfin le lieu de l’accident, deux ans après, chaque nuit, comme vous le faites... Je peux vous garantir que la panne des éclairages publics qui a eu lieu cette nuit là, et qui a fait que votre amie, qui avait un peu bu ce soir-là, n’a pas vu... enfin... a glissé et s’est noyée, ne se reproduira pas... Devant mon silence, il a marqué une pause, puis a continué à m’asséner des mots, je ne me souviens que de bribes, de morceaux de phrases qu’il m’envoyait, comme des parpaings entre mes mains tremblantes: « Vous croyez toujours que quelqu’un l’a poussée... mais elle y est tombée toute seule Monsieur Lesjean... C’est triste mais c’est ainsi, c’est toujours ainsi les accidents... les gens préfèrent croire à l’homicide plutôt qu’à un accident, voire un suicide... vous êtes comme tous ces gens, Monsieur Lesjean, vous voulez trouver un coupable à haïr, un être vivant à haïr, car on ne peut haïr un lampadaire, comme on ne peut l’aimer, n’est-ce pas ? » Il a terminé en soupirant. Alors, j’ai pris la parole. Je lui ai répondu, malgré ma voix tremblotante : — Commissaire, maintenant que vous avez le coupable, vous pensez qu’ils vont bientôt réparer la lumière sur les quais ? Il a haussé les épaules, l’air impuissant, m’a regardé une dernière fois, a encore soupiré avant de me saluer d’un geste de la main et de décrocher son téléphone. Les quais me manquent. Demain j’y retournerai, c’est certain. Ma lumière me manque. Elle me manque. Ils ne me l’ont jamais dit ouvertement, les frères, mais ça les a drôlement soulagés qu’elle soit morte, Diala, avant d’être fille-mère. A cause des règles du clan. Ce qu’ils m’ont dit ouvertement, c’est qu’ils me feraient la peau si je tentais de les revoir. Parce que je posais trop de questions. Parce que je les avais déshonorés. Ou parce que je ne croyais pas à un accident. Je ne sais plus. On paye toujours pour les crimes qu’on a commis. Diala, un soir, le long des quais, a glissé, paraît-il, un soir, elle s’est noyée. Parce que ce soir là, ces putains de lampadaires étaient tombés en panne, m’a-t-on expliqué. Mais un soir, ce seront les corps des frères de Diala qu’on retrouvera. Ce sont les Lampades qui me l’ont dit.


Violaine Esnault


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