La pause déjeuner
ou la musique adoucit les moeurs
Le bureau était spacieux. La décoration sommaire. Dans un cadre doré, un portrait en noir et blanc trônait, accroché à un des murs. Le bureau en chêne massif, le fauteuil damassé et deux chaises paillées étaient disposés sur un épais tapis de laine, ils occupaient l’essentiel de l’espace. Sur le dessus d’une table d’angle, derrière la porte, étaient rangés méthodiquement les appareils permettant d’écouter les informations et de la musique ; en dessous s’amoncelaient des boîtes en carton. L’homme s’enfermait régulièrement dans cet endroit, après le déjeuner.
Il aimait beaucoup venir se réchauffer dans cette pièce, à une période de l’année où les journées étaient glaciales. Il alluma la radio. Comme il souhaitait éviter de salir le sol avec ses bottes crottées, il se déchaussa après s’être dévêtu et avoir accroché ses vêtements au portemanteau. Il prit place dans son fauteuil, l’éloigna préalablement de son bureau, juste assez pour pouvoir allonger ses jambes et poser ses pieds pourvus de chaussettes en laine sur le sous-main de la table de travail. A peine installé, il se releva pour éteindre la radio; elle proposait des programmes trop légers. La frivolité ne convenait pas à son esprit.
Il était soucieux. Il choisit un disque, son préféré, Mozart, celui où figurait La sérénade n°13 en sol majeur pour quintette à cordes, plus communément appelée, Une petite musique de nuit. Il pouvait maintenant aller se rasseoir, se détendre et laisser son esprit vagabonder pendant vingt minutes.
Ici, le rythme était soutenu. Douze à quatorze heures de travail par jour.
C’est pourquoi il aimait s’octroyer, quand cela était possible, un moment de détente, seul, dans cet espace. Des papiers à signer, des formulaires à remplir, des rapports à rédiger étaient disposés en liasse, à côté du téléphone.
Dix-huit minutes pour se détendre et digérer .
Il aurait bien ouvert la fenêtre mais l’air, aujourd’hui était nauséabond, opaque et frigorifiant.
Quinze minutes.
Il se dit qu’il était un privilégié. Ici, ils avaient accès à un grand choix de livres, de disques. Ils disposaient même d’une salle de cinéma. Certains soirs, après le travail, ils avaient des places réservées pour assister à des opéras. Il aimait y aller avec ses collègues, car le miracle se produisait à chaque fois : les chanteurs, les chœurs dégageaient une telle force qu’une communion s’opérait, les cristallisait, leur donnant une puissance peu commune, comme un égrégore obtenu par les prières d’un groupe savait le faire. Un moment divin où le bien triomphait, éradiquait le mal.
Dernièrement il avait lu, en passionné d’aviation qu’il était, Terre des hommes de Saint-Exupéry. Ah ces voyages avec l’Aéropostale ! Un pur délice ! Comme il aimait ce qui lui permettait de prendre de la hauteur ! Comme il aimait les romans exotiques, héroïques ! Les belles aventures humaines !
Dix minutes.
Mozart. Il laissa une larme couler sur sa joue, à l’écoute de cette merveilleuse succession de sons. Rien que du boyau de mouton ; il avait appris récemment que c’était leur intestin grêle qu’on utilisait pour fabriquer les cordes. Des cordes frottées, plaquées, pincées; les doigts les forçaient à se sublimer. Un son magique sortant des entrailles mortes. Il fallait y voir la main, la voix des anges. Cette présence surnaturelle lui parlait mélodieusement, l’exhortait à s’évader de son bureau, de son bâtiment, pour marcher dans un autre espace, se déplacer dans une dimension inconnue.
Il avait toujours eu cet attrait pour la beauté qui faisait jaillir celle de l’âme. Le grandiose. L’art permettait cette expression. L’émotion dégagée lui faisait toujours atteindre un état de transe. Rien de comparable avec ce que certains arts déclenchaient en bas instincts, en hystérie collective. L’art noble éduquait l’homme, il en était convaincu. Il permettait de fédérer l’être humain autour d’idéaux. C’était un rite, un mariage avec l’invisible.
Il se souvint du premier rendez-vous avec sa femme. Pendant leur dîner, un dîner aux chandelles, l’orchestre jouait précisément cette musique. C’est dans le troisième mouvement qu’ils avaient échangé des regards appuyés. Ses quelques secondes lui avaient suffi pour avoir confirmation de son pressentiment, ce serait la femme de sa vie. Leur entrevue avait été romantique. Parfaite en tout point.
Sa femme lui manquait. Ses enfants lui manquaient. Il les avaient vus, cela remontait déjà à quinze jours. Ses deux petits garçons. Il était fier d’eux. Aussi doux et aimants que leur maman.
Ici, l’endroit lui semblait assez terne. La nuit, il manquait aux draps l’odeur de la peau de son épouse, de son lait de toilette au miel, il manquait le contact avec sa chevelure si douce, il manquait la chaleur de son corps frêle, le son de sa respiration paisible.
Eine kleine Nachtmusik.
Il soupira, se redressa pour saisir le coupe-papier et jouer avec. La sérénade venait de s’arrêter. Il sourit, amusé. La chatte de leur foyer avait créé des soucis à son épouse. Elle s’était enfuie pendant quelques jours. Un matin, elle était revenue sale et affamée, miauler à la porte, demandant à rentrer. Au cours des semaines qui suivirent, son ventre s’était arrondi.
« Tu sais, mon chéri, lui avait-elle dit lors de son dernier séjour, je crois que la chatte est pleine, qu’elle va bientôt mettre bas… mais qu’allons-nous faire ? Nous ne pouvons pas garder ces petits… Je sais que c’est horrible, mais comme m’a dit notre cuisinière Madeleine, Madeleine elle a l’habitude de régler ce genre de situations, tu sais c’est une fille de la campagne… il faudra certainement les tuer à la naissance… d’autant que notre chat de race a dû s’accoupler avec un des chats de gouttière du quartier… qui donc accepterait d’adopter de si communs chatons dans nos relations ? »
A ces mots, il avait frissonné. Tuer des chatons ? Doucement il avait dit à sa femme qu’on trouverait un moyen de les donner, il ne se sentait pas la force de les exterminer. Il aimait les animaux. Et qu’allait-il dire aux enfants ? Mes chers enfants, nous venons de tuer des innocents simplement parce qu’ils nous dérangent et que nous estimons qu’ils ne sont pas bien nés?
Il préférait préserver leur sensibilité. Leur dire : je les ai donnés. Ils sont entre de bonnes mains.
Il tendit la main droite vers une boîte rectangulaire pour en sortir un cigare. Il l’alluma, se satisfit des bouffées inhalées. Il se détendit totalement. La paperasse attendrait. Sa femme. Ses enfants. Le chat. Les prochaines semaines il n’aurait peut-être pas le temps de prendre cette pause.
Trois minutes.
Il pensa à la fête des moissons. Il se souvint. Autrefois, il y avait participé. Quand il était enfant. Tout petit. Dans le village de son oncle. Il se souvint de l’odeur d’herbe coupée. Il se souvint des batteuses, faucheuses, moissonneuses à chevaux. Il se souvint des hommes et femmes courbés. Transpirant. Des fêtes le soir pour couronner le travail bien fait. Des familles qui s’entraidaient se répartissaient les tâches, parfaitement unies et coordonnées. Bientôt il y participerait encore. Après toutes ces années.
Les vingt minutes de pause touchaient à sa fin. Le téléphone sonna. Il enleva rapidement ses pieds du bureau rapprocha son fauteuil. Décrocha le téléphone. Répondit brièvement à son interlocuteur. Au loin s’élevèrent des rumeurs sur un fond de musique classique. Il planta le coupe-papier dans sa table en bois. Y grava machinalement une petite croix. Il se leva, enfila son manteau, se couvrit la tête, chaussa ses bottes, après les avoir rapidement décrottées et lustrées, à l’aide d’une petite brosse. Il devait avoir un aspect exemplaire. Il claqua la porte. Descendit rapidement les marches. Le chauffeur l’attendait.
Dans la voiture, il poursuivit sa réflexion.
Ce qu’il avait compris c’est qu’il fallait bien faire son travail. En se rappelant son cousin médecin, cet adolescent farfelu avec lequel il avait fait les fêtes de la moisson, il eut une grimace de dédain. Lui, il n’avait pas su choisir son camp ; ses erreurs, les mauvaises fréquentations lui avaient été fatales. Il l’avait pourtant mis en garde: « Ne te mêle pas à des gens de peu de valeur !». Et il en était mort.
Il marcha plus vite. Ses talons claquaient. On lui ouvrit le portail en le saluant. Qui a dit qu’ils étaient mal éduqués. Des amateurs d’art. Voilà ce qu’ils étaient. Des amateurs d’art qui constituaient l’élite.
Il descendit de la voiture.
Les hauts parleurs diffusaient une musique de Beethoven. Pour demain il demanderait à ce qu’on mette un autre compositeur.
La fête de la moisson allait pouvoir commencer. Une fois que les préparatifs seraient achevés. Pour le moment les hommes étaient encore en train de creuser. Encore quelques heures de travail. Lui, il supervisait.
Et les chatons, comme promis, il les confierait, les mettrait entre de bonnes mains, pour qu’ils soient utiles. Il les déposerait au laboratoire, il savait qu’ils y seraient utiles. Utiles à l’homme.
Les fosses étaient creusées par les détenus.
Bien alignées.
A l’extérieur du camp, à proximité des poteaux de ciment ornés de rangées de fils de fer barbelés électrifiés.
Il se demandait parfois comment ils avaient fait pour survivre, tous ces détenus. Il s’en était longtemps étonné.
Voilà comment il procèderait, avec méthode.
Il allait les faire descendre dans les fosses qu’ils avaient creusées. Les faire mitrailler.
Puis faire descendre d’autres qui allaient les recouvrir. Les faire tuer également.
Puis d’autres.
Et d’autres.
La Kommandantur avait ordonné la fête des moissons.
Il resta bien droit et pensa à sa future tâche.
Dans cet enfer.
Erntefest.
La vie, pour lui ce n’était rien. La mort non plus d’ailleurs.
Les états d’âme, il les avait laissés à son bureau.
Là, son âme n’avait plus d’état.
Ou plutôt elle appartenait à l’Etat major.
A la Waffen-SS.
Il écouta Beethoven.
Et se promit que demain, pendant Erntefest (*), il leur ferait écouter Strauss.
(*) : Erntefest, mot allemand signifiant «Fête de la moisson » fut le nom de code de l'opération allemande visant à exterminer tous les Juifs qui survivaient dans le district de Lublin ,à l'intérieur de la Pologne occupée. L'opération Erntefest commença à l'aube du 3 novembre 1943.
Violaine Esnault
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