top of page

Le plumeau

Version longue de ma nouvelle Le plumeau, tirée du recueil Le jour où tout a basculé, Editions Edilivre, Juillet 2012

Version longue de ma nouvelle Le plumeau, tirée du recueil Le jour où tout a basculé, Editions Edilivre, Juillet 2012


Elle se leva brusquement, posa ses mains sur la table, toussota légèrement agacée avant de fixer les yeux de son interlocuteur:

— Arrêtez de mentir, je me doute que sous votre chemise se cache un cœur emprisonné, morcelé, scellé dans un caveau. Vous aussi avez un pied dans la fosse commune, mort et anesthésié, mais le savez-vous ? Vous vous croyez entier et libre. Mais qui vous oblige à vous tenir devant moi, les bras ainsi croisés ? Est-ce votre choix ou celui d’un des fantômes qui vous hante ? Vous êtes en vie, Monsieur, mais conditionné par tant de choses, tout comme moi... tout comme nous.

Elle se rassit sous le regard inquiet de l’homme, se calma, reprit la parole après un court instant:

— Voyez-vous, j’ai été élevée dans un cimetière. C’est finalement commun et banal, de naître entouré de pierres tombales, de grandir parmi les âmes errantes, au bruit des commémorations. Dans une ambiance de morbide chaos d’après-guerre. Au fil des années, on devient, peu à peu, la mémoire des autres, n’est-ce pas ?…

Elle prit une profonde inspiration avant de reprendre son récit :

— La maison de mon enfance s’apparentait à un vaste cercueil. Je me souviens. Papa nous tenait compagnie, nous honorant de sa présence. Posé sur la cheminée.

Mais comment faisait-il, me demanderez-vous pour tenir en un si petit endroit?

Mamita m’avait expliqué très tôt, que c’était de la magie… aujourd’hui, ajouta-t-elle en souriant, j’appellerais plutôt cela de la combustion à 850°C, celle qu’utilisent les funérarium pour réduire les cadavres à la taille d’urnes.

Parfois je venais dépoussiérer papa, avec le plumeau. J’en prenais soin. De ce père. Réduit en cendres.

Elle baissa la voix:

— Dans la chambre, sur la commode, trônait, parmi tant d’autres, la photo de son visage, Mamita avait placé à sa droite une marguerite synthétique, soupirant chaque fois qu’elle passait devant. Parfois elle pleurait en nettoyant la fleur, elle disait que c’était à cause de ses hémorroïdes.

C’est là que nous allions prier, le soir, prier nos morts, espérant qu’ils puissent nous venir en aide. Mamita, un peu sorcière, un peu medium, un peu menteuse aussi allait jusqu’à les faire parler: « Tonton André m’a dit que tu devais te coiffer ainsi… ». Très vite j’ai compris son subterfuge, elle s’en servait pour m’obliger à porter le deuil. A leur obéir.

Le jour de mes premières règles -j’étais très angoissée de voir tout ce rouge qui sortait de mon corps, et coulait le long de mes jambes innocentes- Mamita m’a dit que c’était parce que je pourrai avoir des enfants. C’est ainsi que j’ai découvert que les enfants naissaient dans le ventre de femmes vivantes. Je ne sais pourquoi, j’avais toujours cru avoir passé neuf mois dans un frigo, le squelette croissant difficilement, recroquevillée, jusqu’à ce qu’on m’expulse de la matrice glaciale, complètement givrée.

Elle se gratta le bras droit.

— Peu à peu, face à ce corps qui prenait des formes arrondies, j’ai commencé à douter des fantômes. Je pouvais enfanter maintenant, alors qu’eux ne savaient que hanter…J’entendais mes hormones, couvrant les voix de mes ancêtres, elles me chuchotaient à l’oreille, et à bien d’autres endroits aussi, me suppliaient d’accepter la vie ; je sentais qu’elles voulaient me métamorphoser, m’aider à fuir.

D’ailleurs, la première fois que j’ai vu un vivant -sous l’emprise d’une poussée d’estrogènes j’avais bravé l’interdiction de Mamita- j’ai été choquée. Chaleureux, s’amusant de mon air hagard, il avait posé sa main qu’il voulait rassurante, m’avait-il expliqué, sur mon épaule. C’était curieux le contact. Et puis ce rire. J’étais intriguée.

Ce qui m’a décidée, un jour, à quitter définitivement le cocon familial, j’ai quitté le cimetière sans pleurer, car on avait déjà passé des années à pleurer pour eux, sur nous, notre malheur, sur les hémorroïdes de Mamita. Et je n’avais plus de larmes à leur offrir.

La deuxième fois que j’ai rencontré des gens heureux, je me suis dit : « Oh les fous ! Ils ne savent pas qu’ils vont mourir ? A quoi ça leur sert de rire et d’être gai, en attendant ? Car on mourra tous, sans exception ».

Et puis, je me suis laissée aller au jeu de la fête, le rire, c’était de la joie contagieuse, agréable, une prise de plaisir en attendant la décomposition de son corps, un feu spontané qui jaillit d’entrailles encore fraîches, imputrescible. Je ne savais pas qu’on pouvait rire simplement en se regardant, en se parlant, moi je croyais que se parler, c’était employer des mots, de grands cercueils vides qui ne demandaient qu’à nous enterrer vivants, nous dominer et à nous arracher de cruelles promesses, nous faire tristement gémir et trembler de chagrin.

Je plaisais à mon nouvel entourage, les gens me trouvaient quelque chose d’irréel, de l’au-delà, oui, j’en reste convaincue, la mort, sous quelque forme qu’elle soit a toujours fasciné. J’étais un curieux personnage, on me disait que j’étais belle, que j’avais une belle âme et de belles fesses aussi, c’est curieux les hommes quand ils me parlaient de ma lumière intérieure -pour moi ça me rappelait l’ampoule dans le frigo, l’éclairage artificiel- ils maintenaient leur regard posé sur ma croupe, pleins de sous-entendus. Moi j’aimais bien sentir leur flamme, ça me réchauffait, parfois j’oubliais d’où je venais et je commençais à rêver…

Un jour, j’ai encore franchi une étape. En priant Dieu. Oui j’avais finalement accepté d’être en vie, me restait à trouver un sens à l’existence et la croyance en une toute puissance créatrice m’y aidait…c’est vous dire à quel point j’avais coupé avec la famille. Mamita continuait à m’envoyer une carte d’anniversaire, à chaque Toussaint.

A force de prier Dieu, j’ai eu enfin la révélation.

Un matin, alors que je flânais dans les ruelles, je l’ai vu à l’ouvrage, vêtu de blanc, son aura lumineuse m’a subjuguée. Je venais de rencontrer l’amour. Son habit immaculé contrastant avec les taches rouge sang qui l’ornaient, telles des médailles militaires, épinglées à la hâte, dansait au rythme du bruit cadencé que son geste d’expert produisait quand il coupait les os, avec la précision d’une grande faucheuse. Le boucher. Il me rassurait, je savais qu’il tuait pour que nous mangions, allant chasser les grandes bêtes dociles dans les enclos, les ramenant des abattoirs ; il tuait.

Il connaissait la vie, il connaissait la mort, et ça nous faisait vivre. Son métier de boucher. J’ai emménagé chez lui. Je l’aidais à la boutique, emballant précautionneusement les morceaux de chair dans des petits papiers blancs.

Quelquefois, je prenais plaisir à séjourner dans la chambre froide, le nez rougi au milieu des carcasses immobiles, pendues silencieuses comme les balanciers des vieilles horloges familiales qu’on aurait décidé de ne plus remonter. Pour arrêter le décompte des heures.

Le temps passait.

Le soir, il me rejoignait dans le lit, me caressait si délicatement avec ces mêmes mains, qui toute la journée avaient vidé des cadavres et désossé leur viande. Il était tout timide. M’appelait « bébé »…

Elle s’interrompit.

­­— Auriez-vous un verre d’eau ? Je n’ai pas l’habitude de parler autant.

Elle but trois gorgées avant de reprendre la parole.

— Et puis, un jour , vous savez le jour où… le balancier de l’horloge familiale s’était remis en marche… ils sont venus chez nous.

Ils étaient inquiets, la boutique était fermée, mon mari disparu.

Je les ai rassurés et sans plus un mot je leur ai demandé de me suivre, les ai fait entrer dans notre refuge, pour qu’ils constatent. J’ai ouvert la lourde porte pour leur montrer. Celle du grand frigo. Il était un peu pâle, car la mort et le froid conjugués possèdent des vertus décolorantes, nu, accroché à un croc, je l’avais placé ainsi, comme j'avais appris à le faire, pour ne pas qu’il s’abîme, que la chair ne se gâte, saigné et placé dans notre chambre, la chambre froide. Qu’il y repose en paix.

Je crois qu’ils ne s’y attendaient pas.

Ils ont lâché des jurons.

Comme si c’était la première fois qu’ils voyaient un cadavre. A d’autres!

Le plus jeune des gendarmes a vomi.

Alors, machinalement, moi j’ai voulu aller chercher de quoi nettoyer parce qu’il fallait que je nettoie, comprenez-vous ? Mais ils ne m’ont pas laissée faire. M’ont regardée horrifiés, comme si le respect de l’hygiène leur était insupportable, dans de telles circonstances. J’étais dans une autre logique. Celle de l’inspection sanitaire.

Elle baissa la tête, contempla ses pieds :

— Pourquoi j’ai fait ça…? Je ne saurai vous dire. Mais une ombre s’est immiscée dans mon cerveau, parce qu’un jour… ma manie d’épousseter a repris…

j’avais décidé de dépoussiérer les cartons situés en haut du placard, avec mon plumeau tout neuf, je voulais juste l’essayer. J’avais pris la clé dans la poche du costume de mon époux. Nous allions fêter notre troisième anniversaire de mariage et je voulais tellement que tout soit propre et clair. Et ce placard toujours fermé à double tour, il fallait que je m’en occupe.

Je ne sais pourquoi, les boîtes rangées en hauteur sont tombées, éjectant sur le plancher des uniformes de soldats, déversant des insignes de tortionnaires, je les ai reconnus. Sans plus réfléchir j’ai rangé. Mais, en moi, j’entendais toutes ces mémoires qui criaient vengeance, je les écoutais, j’ai repensé à Mamita et ses larmes, nos larmes, à ses hémorroïdes, nos hémorroïdes et j’ai senti le froid qui prenait à nouveau possession de ma tête, mon cœur, il n’avait jamais été aussi glacial… j’étais devenu un petit animal qui s’était égaré entre de grosses mains noueuses couvertes d’un sang coagulé. Qui dormait avec un bourreau. Les voix se sont mises à bourdonner, se sont matérialisées en essaim, menaçantes, j’avais si peur, j’ai attendu qu’il s’endorme. Pour l’étouffer. Avec l’oreiller. Et puis... je l’ai mis dans la chambre froide…Vous voyez, un jour j’ai découvert que je vivais avec un... je n’ai jamais autant regretté d’être sortie du frigo.

Lui, comme nous tous, il devait mourir. J’ai simplement avancé son heure. Est-ce un crime en temps de guerre ? Car c’est la guerre, non ? La guerre dans nos souvenirs, la guerre dans nos têtes emplies de caveaux, de pierres tombales et de cimetières...

Elle sourit :

C’est drôle, parce que je vois déjà mon retour chez Mamita, et plus tôt que prévu, je le sais. Réduite au silence, en cendres aussi.

Elle me placera délicatement aux côtés de papa, sur la cheminée. Ca fera joli… Juste derrière la marguerite synthétique, celle qui prend beaucoup la poussière, elle mettra ma photo. Il n’y aura plus ma lumière intérieure, plus mes jolies fesses. Juste un éclairage artificiel, l’ampoule blafarde de la chambre, et mes cendres, dans la pièce d’à côté...


Violaine Esnault

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'artiste est interdite




bottom of page